Lettre d’information n° 16 – mai 2016
A/ La Libye jusqu’à la chute de Kadhafi
1/ Le territoire de l’actuelle Libye a été occupé successivement par des peuples et des Etats divers, dont l’empire romain, l’empire byzantin et l’empire ottoman. En 1911, les provinces de Tripolitaine et de Cyrénaïque sont conquises par l’Italie. En 1934, celle-ci réunit les deux provinces et y adjoint le Fezzan, dans un ensemble dénommé Libye.
Chaque province a sa spécificité. La Tripolitaine est tournée plutôt vers l’Afrique du Nord, la Cyrénaïque vers l’Egypte et le Moyen-Orient. Quant au Fezzan, il se situe au Sahara avec des populations d’ethnies différentes, Touaregs et Toubous. La Libye est également un pays où les structures traditionnelles, en particulier des tribus, restent fortes.
2/ Ce n’est qu’au lendemain de la deuxième guerre mondiale que la Libye est devenue un Etat souverain. La monarchie a été instaurée en 1951 à partir de Benghazi. Kadhafi devait la renverser en 1969.
3/ De 1969 à 2011, Kadhafi a imposé sa férule à l’ensemble du pays, mais il n’en a pas fait un véritable Etat. Il a mis en place la « Jamahiriya populaire et socialiste », système d’une démocratie directe relié par les « comités populaires » locaux. Il n’avait pas, d’autre part, d’armée nationale. La faiblesse des structures administratives et étatiques de la Libye explique la rapidité avec laquelle elles se sont effondrées.
4/ Dans le contexte du printemps arabe, une révolte se lève en 2011, contre Kadhafi et son régime, depuis Benghazi, capitale de la Cyrénaïque et berceau de l’ancienne monarchie. La répression est sanglante. La France et l’Angleterre (suivies par l’OTAN) décident d’intervenir. Elles font voter au Conseil de Sécurité la résolution 1973 du 17 mars 2011 autorisant les Etats membres « à prendre toutes les mesures nécessaires » afin de « protéger les populations et les zones civiles menacées d’attaques en Jamahiriya arabe libyenne, y compris Benghazi, tout en excluant le déploiement d’une force d’occupation étrangère sous quelque forme que ce soit ». L’adoption de cette résolution a été rendue possible par la caution de la Ligue arabe manipulée par sa présidence qatarie. En outre, la Russie s’est abstenue, entraînant l’abstention d’autres pays également très réticents, notamment la Chine, l’Inde et le Brésil.
Mais très vite la mise en œuvre de cette résolution est allée bien au-delà « de la responsabilité de protéger » qui la sous tendait. Elle a été invoquée en vue de renverser Kadhafi. La coalition de l’OTAN, menée par la France et la Grande Bretagne, a non seulement apporté une protection aux populations civiles, mais elle a également donné un appui aux rebelles sous diverses formes : appui feu, logistique, renseignements, forces spéciales. Ce soutien a été décisif dans la chute de Kadhafi. La Russie a réagi vivement à ce détournement de résolution. Toujours réticente à accepter toute résolution affectant la souveraineté des Etats, elle estime en l’occurrence avoir été flouée. La possibilité d’adopter dans l’avenir des résolutions au titre de « la responsabilité de protéger » est désormais largement compromise.
B/ La Libye en décomposition
Après la chute de Kadhafi, la Libye se trouve éclatée entre différents acteurs s’affrontant ou s’ignorant. Elle est devenue un pays en décomposition avancée.
1/ Un Congrès se réunit, formé de membres plus ou moins auto proclamés. Ils décident d’abord l’élection d’une Assemblée constituante. De cette Assemblée proviennent le Gouvernement et le Parlement dit de Tobrouk. Mais ensuite il élabore aussi lui-même une constitution. Ceci conduit au Gouvernement et au Parlement de Tripoli.
Le pouvoir de Tobrouk regroupe des forces libérales nées de la révolte de Benghazi, mais également d’anciens kadhafistes reconvertis. Reconnu comme légitime par la communauté internationale, puisque provenant d’une élection, il n’exerce son autorité que sur une fraction du territoire : une partie de l’Est du pays et au Nord-Ouest dans la région de Zintan. Encore convient-il de noter plusieurs enclaves hors de son contrôle à Benghazi et à Derna. Il connaît d’autre part des divisions internes fortes, le Général Haftar jouant son propre jeu.
Le noyau central du pouvoir de Tripoli est constitué de Fajr al-Libya –Aube de la Libye-. Il s’appuie essentiellement sur les milices de Misrata et contrôle seulement une partie de la Tripolitaine. Constitué de groupes islamistes, relevant notamment de la mouvance des Frères musulmans, il a pour objectif de promouvoir la charia dans le pays. A l’extérieur, il dispose de l’appui de la Turquie et du Qatar.
2/ Malgré leur différence de légitimité, les Nations-Unies s’emploient à réunir les deux gouvernements. D’une part en effet, ce sont les seuls organismes libyens d’apparence institutionnelle. D’autre part, il importe d’éviter une scission de la Libye à partir d’une sécession de la Cyrénaïque.
Après l’échec de plusieurs tentatives de rapprochement, des accords sont signés à Skhirat en 2015 et un gouvernement d’union nationale est constitué avec à sa tête une personnalité consensuelle, Monsieur Faïez Sarraj. Cet accord a été contesté dès le début, et il le reste malgré quelques progrès réalisés depuis lors. Les Présidents des deux Parlements lui reprochent de s’être fait sous l’ingérence étrangère des Nations-Unies. Le Premier Ministre de Tripoli a quitté la ville et il se réfère, avec d’autres membres du Gouvernement, à l’héritage anti kadhafiste des évènements de 2011. Le Parlement de Tobrouk, dominé par des nationalistes libéraux, n’a toujours pas ratifié l’accord.
3/ Quand bien même le rapprochement entre Tobrouk et Tripoli pourrait finalement se faire, et le gouvernement de Monsieur Faïez Sarraj être consolidé, il resterait que celui-ci n’aurait d’autorité que sur une partie du reste du pays, puisqu’aucune de ses composantes ne contrôle entièrement la zone qui en relève.
Le reste du pays est en effet largement « atomisé » entre cités-Etats et des milices de dimensions variables. Malgré des tensions internes, les tribus conservent un rôle important. Un Conseil Supérieur des Tribus s’est réuni l’été 2015. Il a désigné comme représentant légal le deuxième fils de Kadhafi, Seif al-Islam, mais celui-ci est actuellement entre les mains d’une milice qui n’entend pas le rendre et, d’autre part, il est condamné à mort à Tripoli et poursuivi par la Cour Pénale Internationale. S’ajoutent des groupes mafieux s’adonnant à différents trafics ou rackets –drogue, cigarettes, migrants- qui prolifèrent à travers le pays.
Ainsi de façon générale, des acteurs divers poursuivent des objectifs différents dans de multiples conflits avec toutefois souvent deux points communs : la recherche du pouvoir et de l’argent. Il y aurait au total 250 000 combattants. En outre de nombreux Libyens disposent d’armes.
4/ Des mouvements djihadistes se sont engouffrés dans ce vide politique. Tout d’abord le groupe Ansar al-Charia, de la mouvance d’Al-Qaïda, s’est fortement implanté en particulier dans la région de Derna. Lorsque Daesh a commencé de se développer, il a recruté parmi des éléments faisant défection à Ansar al-Charia. Il s’est ensuite rapidement internationalisé. Il a moins d’autochtones que ce n’est le cas en Syrie ou en Irak et ses éléments proviennent du Yémen, du Soudan, de la Tchétchénie et aussi de la Tunisie, le commandement étant iraquien. Daesh recrute également parmi des migrants inoccupés et en quête de ressources (il compterait aujourd’hui autour de 5 000 combattants). Contrôlant deux cents kilomètres dans la région de Syrte, il est appuyé par des éléments kadhafistes et dispose de cellules dormantes dans plusieurs villes, y compris à Tripoli. Il cherche à précipiter la décomposition du pays (y compris par des actions ponctuelles sur des sites pétroliers) jusqu’à ce que celui-ci soit dans un état tel qu’il lui soit facile de l’appréhender entièrement.
C/Que faire ?
1/ Contrairement à ce que d’aucuns ont pu penser et pensent peut-être encore, la situation ne peut pas être rétablie à partir d’interventions militaires occidentales –hormis des actions ponctuelles des forces spéciales ou en matière de renseignement et de formation-. La Libye n’est pas le Mali. Non seulement les Libyens eux-mêmes ne souhaitent pas ces interventions, mais elles raviveraient les sentiments anticoloniaux dans l’ensemble de la région. Au demeurant, avec quels moyens devraient-elles se faire, contre qui (il n’y a pas que Daesh comme acteur du désordre), et pour quoi faire ensuite ? Loin d’améliorer la situation, ces interventions risqueraient d’aboutir à une aggravation dont Daesh serait le premier bénéficiaire.
2/ En revanche, il importe de soutenir les efforts des Nations-Unies, sans en exagérer les résultats possibles, ne serait-ce que parce qu’ils ont le mérite d’exister et diminuent le risque de sécession du pays. De même, il est utile que l’Union Européenne continue d’apporter son aide en matière financière et de formation à ce pays ruiné.
Le processus engagé avec le Gouvernement el-Sarraj reste fragile. La France avec l’Europe peut aider à consolider celui-ci. Dans cet esprit, il faut parler avec tous les acteurs du jeu libyen, sans jamais s’ingérer entre eux pour tenter de les convaincre de soutenir le gouvernement. Parler avec tous, est le faire notamment avec le Général Haftar, les chefs des milices les plus importantes et les responsables de « Aube de Libye », ainsi qu’avec les parrains extérieurs, la Turquie et le Qatar. Il est également souhaitable de contribuer, par des actions de coopération, à la restauration de structures étatiques et administratives et d’inciter la Commission Européenne et les institutions financières internationales à appuyer des actions de développement quand les conditions de sécurité le permettent.
3/ Les puissances occidentales n’ont ni la légitimité, ni la capacité d’agir davantage par elles-mêmes. Ce sont surtout par les pays voisins, particulièrement l’Algérie et l’Egypte, qu’il faut chercher à peser sur les évènements. Ce sont eux qui sont le plus en mesure d’aider au rétablissement de la situation. Ni l’Egypte, ni l’Algérie, ne veulent s’engager militairement au-delà des actions militaires éventuellement nécessaires pour leur propre sécurité. Mais elles sont en position, et elles ont le savoir faire, pour aider à dénouer peu à peu l’enchevêtrement libyen. Nous pouvons utilement agir auprès des pays du Golfe, en particulier l’Arabie Saoudite, que concerne à leur façon le désordre libyen, pour qu’ils soutiennent des actions de l’Algérie et de l’Egypte.
4/ La situation en Libye constitue une menace grave pour les pays voisins où les mouvements djihadistes étendent leur influence. Ils disposent de camps d’entraînement qui forment des combattants exportant le djihad à l’extérieur. Le Sud du pays est devenu un véritable « hub » où se croisent des groupes qui se réclament d’Al-Qaïda, comme l’Aqmi et Al-Mourabitoune, ou de Daesh. La Tunisie, qui a subi en 2015 trois attaques terroristes graves revendiquées par ce dernier, apparaît comme le pays le plus menacé. Il importe de lui apporter toute l’aide nécessaire en armes et autres moyens de défense, ainsi qu’en formation, serait-ce gratuitement eu égard à sa situation financière catastrophique.
5/ La situation en Libye est également une menace pour l’Europe proche. Un grand nombre de réfugiés sub-sahariens tentent à travers elle de venir en Europe via Lampedusa. La pression s’accroît, bien que 400 bateaux libyens de passeurs aient été détruits cette année par les forces européennes. La Commission propose utilement la constitution d’un corps de gardes frontières en Méditerranée, mais cela ne produira des effets qu’à moyen terme. Dans l’immédiat, l’Europe doit impérativement renforcer ses contrôles, notamment de sécurité, pour tout ce qui vient de la Libye, non seulement le long de ses côtes, mais également à l’entrée sur le territoire.
Dans une perspective plus générale, le problème des réfugiés traversant la Libye pour venir en Europe n’est qu’un aspect d’un problème d’ensemble. Il ne peut être résolu que dans le cadre d’une politique européenne concernant les migrants. Cette politique pourrait comporter une action auprès des pays d’origine, avec éventuellement un soutien pour les aider dans leur développement.