Lettre d’information n° 27 – septembre 2017
1/ Traditionnellement difficiles, les relations entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, faites de méfiance et de rivalité, constituent un élément fondamentalement perturbateur et potentiellement déstabilisateur de l’ensemble du Moyen-Orient. Le facteur religieux entre Sunnites et Chiites a sa part, mais bien plus comme un instrument d’influence au Moyen-Orient pour chacun des deux pays que sur le plan théologique.
L’opposition entre Riyad et Téhéran s’est aggravée depuis la Révolution islamique en Iran. L’entrée en guerre de l’Irak contre la révolution iranienne a marqué le début d’une logique de confrontation qui dure encore et dans laquelle les responsabilités sont largement partagées.
Pendant trente cinq ans, l’Iran, avec son message révolutionnaire et son particularisme, s’est isolé de son environnement régional et s’est maintenu en marge d’une grande partie de la communauté internationale. Dans ce contexte, il s’est doté d’une armée moderne, il a recouru à la manipulation de clandestins, voire au terrorisme, et il a relancé un programme militaire nucléaire arrêté par Khomeini. Au service d’une ambition de grande puissance régionale, il a mené une politique de développement prudente, mais continue, empiétant sur la zone arabe sunnite et activant partout les minorités chiites.
Dans la crainte de la contagion révolutionnaire iranienne et face au renouveau des communautés chiites, l’Arabie Saoudite, à partir de 1982, a apporté massivement à l’Irak une aide politique et financière et incité les autres pays du Golfe à faire de même. Les Saoudiens voient partout, de façon obsessionnelle, l’ennemi iranien. Le Président Trump les a récemment confortés dans leur hostilité, structurant durablement la politique saoudienne en général après les années Obama, et l’étayant de dispositions comme le renouvellement de l’accord de 1945 et l’annonce de contrats pour un total de 350 milliards de dollars.
Après une brève accalmie du temps du Président Khatami, les deux pays s’affrontent en Irak, en Syrie, à Bahreïn, au Yémen. Les Saoudiens souhaiteraient réinvestir le champ irakien. L’Iran n’acceptera pas la remise en cause des positions qu’il a récemment acquises et dont Riyad ne reconnaît pas la légitimité. Il contrôle des forces, des structures et des territoires essentiels. En l’espace de quinze ans, son influence Iran s’est fortement accrue. Elle a été encore renforcée par la récente crise entre l’Arabie Saoudite et le Qatar qui a favorisé un rapprochement avec l’Iran de ce dernier, de la Turquie et même du Pakistan. L’Arabie Saoudite, et plus généralement les Sunnites, ont de grandes capacités militaires et de nuisance, ainsi qu’un réel potentiel diplomatique notamment avec les Emirats Arabes Unis. Mais le bloc sunnite n’a pas, en Irak et en Syrie, de territoires homogènes, ni de structures de décision unifiées et légitimes, ni de stratégie cohérente. Face à l’expansion iranienne, l’Arabie Saoudite se trouve sur la défensive.
2/ Il existe cependant quelques signes d’apaisement entre les deux pays : la concession faite à l’OPEP en novembre 2016 par l’Arabie Saoudite en faveur de l’Iran désireux de retrouver sa part de marché, la possibilité pour les Chiites de se rendre au pèlerinage de La Mecque, l’autorisation par les deux pays de visites de diplomates destinées à apprécier l’état des lieux de leurs ambassades respectives avant la rupture.
Sur un plan plus général, les deux pays connaissent des difficultés économiques et financières dont il leur faudra tenir de plus en plus compte. Le Président Rohani est conscient que l’intervention de l’Iran sur les théâtres étrangers est coûteuse, tandis qu’il lui faut attirer des investissements iraniens et étrangers pour reconstruire une économie sinistrée et développer le potentiel pétrolier et gazier. L’Arabie Saoudite pâtit de la baisse des cours du pétrole, cependant qu’une nouvelle génération au pouvoir voudrait disposer de davantage de ressources pour engager un programme ambitieux de réformes économiques.
Enfin l’Arabie Saoudite et l’Iran, comme d’ailleurs tous les autres protagonistes, qu’ils appartiennent à la région ou qu’ils lui soient extérieurs comme les Russes et les Américains, doivent peu à peu reconnaître que nul ne maîtrise vraiment une situation qui devient incontrôlable.
Ceci pourrait conduire à un processus progressif d’apaisement. Des signaux en ce sens seraient donnés de part et d’autre : moins d’activisme iranien dans la zone saoudienne d’influence et en Arabie Saoudite même, arrêt de l’aide aux opposants en Iran. Cette première phase déboucherait sur la réouverture des ambassades.
Des mesures de confiance pourraient ensuite être envisagées par la relance d’accords de coopération en matière économique et sécuritaire.
Mais il n’y aurait pas d’apaisement durable sans la mise en place d’un véritable système de sécurité dans le Golfe, voire dans l’ensemble du Moyen-Orient. Ce pourrait être une structure de dialogue, sans doute informelle, à l’instar du précédent de l’OSCE en Europe. Y participeraient des puissances régionales, ainsi que les membres permanents du Conseil de Sécurité et l’Allemagne.
3/ Mais la fin de Daesh risque d’éloigner toute perspective d’apaisement en avivant l’opposition entre l’Iran et l’Arabie Saoudite.
Il n’existe aucun arrangement concerté relatif à cette fin, alors que l’échéance semble désormais proche. Que reste-t-il de la Syrie entre les positions occupées par l’armée de Bachar el-Assad, les Kurdes et ce qui reste de l’Armée syrienne libre ? Que pensent les Saoudiens dont il ne faut pas surestimer la capacité de « policy planning » ? La vision des Russes est celle de la reconstruction d’une Syrie unitaire gouvernée par une dictature dans un improbable rassemblement des forces vives du pays. Les Iraniens ont également le souci d’exercer leur influence sur un pouvoir syrien affaibli, mais ils sont en désaccord avec Moscou en ce qui concerne l’avenir de Bachar el-Assad et la décentralisation ou non du pays (décentralisation qui reviendrait à une partition, avec le risque que les 15 millions de Sunnites syriens pratiquent le terrorisme comme leurs homologues irakiens à Bagdad). Quant aux Irakiens, ils souhaiteraient un partage des ressources pétrolières malgré la contestation kurde et l’hypothèque syrienne.
En Irak comme en Syrie, tous les projets de solution politique s’articulent autour de l’idée de réunification et de reconstitution des unités nationales irakienne et syrienne, sur la base des frontières héritées de la première guerre mondiale, assorties le cas échéant de mécanisme de décentralisation ou d’autonomie. Or la réunification d’Etats-nations impliquerait, au-delà d’une réconciliation authentique entre des communautés profondément hostiles, un consensus sur la réalité d’un pouvoir légitime et donc partagé, un état de droit et un fonctionnement apaisé, toutes hypothèses malheureusement fort éloignées.
Il n’y a pas présentement de solution globale crédible fondée sur un accord authentique entre tous les acteurs. Le risque existe donc d’une guerre sans fin, d’une fuite en avant dans les aventures militaires, le terrorisme et un désordre généralisé.
Mais l’épuisement des acteurs et les charges excessives qu’il leur faut subir peuvent conduire les acteurs à la conviction que des arrangements et un compromis seraient préférables à la situation actuelle. Dans cet esprit, deux hypothèses pourraient être considérées :
- l’une correspondrait à une solution du type de l’accord de Taëf définissant en 1989 un arrangement inter libanais avec l’entremise des Saoudiens et des Américains ;
- l’autre serait fondée sur un triptyque cessez-le-feu/partition temporaire/coexistence pacifiée à partir de deux démarches.
Avec la première démarche, la priorité serait la fin des combats, c’est-à-dire un cessez-le-feu assorti d’arrangements de sécurité suffisamment solides pour assurer la cessation des hostilités entre les belligérants, ainsi que d’un minimum de normalisation économique et sociale. Un tel dispositif devrait déboucher en Syrie sur une partition du pays en plusieurs entités : Syrie gouvernementale, opposition sunnite modérée, zone al-Nosra, zone kurde… La sécurité de chacune de ces zones serait assurée soit par ses propres moyens, soit par la présence de forces alliées ou encore par des forces internationales. Une telle logique aurait des avantages en termes de stabilité, mais éloignerait la perspective d’une réunification rapide.
La seconde démarche, sans mettre un terme définitif à l’antagonisme qui sépare depuis des siècles Sunnites et Chiites, viserait à passer d’un conflit global et irréductible, soumis à toutes les passions minoritaires, à un conflit de basse intensité contrôlable et géré par un dispositif de dialogue et de régulation associant les principaux acteurs. C’est là que l’on retrouverait l’hypothèse d’un système du type de l’OSCE en Europe.
4/ Dans cette situation générale, la France peut jouer un rôle utile eu égard à ses rapports avec l’Iran et l’Arabie Saoudite, ainsi qu’avec les autres pays de la région. Elle a renoué des relations économiques importantes à Téhéran, et en Arabie Saoudite, malgré une concurrence très forte, ses grands groupes sont présents et elle dispose d’atouts dans un certain nombre de secteurs (nucléaire civil, agroalimentaire, santé, éducation, etc.). Mais c’est surtout sur le plan politique que ses positions lui permettent de jouer un rôle actif, que sa nouvelle politique étrangère lui donne désormais la possibilité d’engager. En particulier, elle ne fait plus un préalable du départ de Bachar el-Assad et en ce qui concerne le problème palestinien, elle est revenue clairement à la position en faveur de deux Etats.
La France doit multiplier les contacts et le dialogue avec l’Iran et l’Arabie Saoudite et plus généralement avec tous les protagonistes qu’ils soient ou non de la région. Elle devra en priorité favoriser la mise en place d’un cessez-le-feu et prévenir la survenance de nouveaux conflits. Il lui faudra en outre, par delà les dissensions présentes, s’employer à faciliter et à développer les contacts entre tous en vue de favoriser à terme l’émergence de solutions véritables. D’une façon générale, elle ne devra pas prendre parti, elle agira comme un intermédiaire et un conciliateur, sans jamais prétendre imposer de solution. Cette tâche, longue et difficile, exigera de sa part continuité et persévérance.