Lettre d’information n° 28 – octobre 2017
I – Historique
Médecins sans Frontières (MSF) est né dans la foulée de la guerre de sécession du Biafra (mi 1967-début 1971). Les médecins français partis sur le terrain avaient constaté l’incapacité des organisations humanitaires traditionnelles, telles que la Croix Rouge Française (CRF) qui les avait recrutés comme secouristes, à leur y apporter le soutien logistique et technique nécessaire, notamment pour les interventions chirurgicales. Au reste, la CRF ne croyait pas que ce fut de sa mission de s’engager en dehors des conflits traditionnels. Max Récamier, qui fut le fondateur de MSF, et d’autres anciens du Biafra comme Kouchner, Malhuret, Deloche, Emmanuelli et Séligman, ont alors imaginé ce qui allait devenir la médecine humanitaire moderne.
Mais les années 1970 allaient être frustrantes pour ces jeunes humanitaires. A l’époque, l’idée d’envoyer des médecins sur le terrain était mal vue par l’ONU et dans les milieux de l’aide internationale, toutes catégories confondues. La doctrine était alors que la priorité devait aller au développement économique et social et que ce développement réglerait les problèmes de santé du « Tiers Monde ». Le traitement des besoins de santé était l’affaire des missionnaires et des médecins militaires.
La situation a commencé de changer à partir d’une certaine évolution de l’opposition Est-Ouest (Helsinki), avec la poussée soviétique dans le « Tiers Monde » (1975-80) et surtout l’extinction de la Guerre froide. On a assisté à l’apparition d’un certain nombre de foyers de guerre à travers le monde, en Afrique Australe, en Amérique centrale, en Asie du Sud-Est, dans la Corne de l’Afrique, en Afghanistan… En quelques années, le nombre de réfugiés a quadruplé, dépassant toutes les capacités de traitement dans des camps des Organisations internationales et des ONG traditionnelles. Il y a eu basculement de l’opinion vers la reconnaissance de l’humanitaire. Un modèle humanitaire français a émergé sur la scène mondiale. Ce modèle privilégiait l’action « ici et maintenant ». L’essor des flux d’images télévisés n’a pas été étranger au phénomène. MSF se voyait attribuer le Prix Nobel en 1999. Les ONG anglo-saxonnes disposaient de beaucoup plus d’argent que MSF. Elles tenaient le haut du pavé, mais se trouvèrent prises de court avec leurs pesanteurs et leur formalisme. C’est entre 1979 et 1981 que se sont créés Médecins du Monde, Action contre la Faim, Solidarité internationale… L’effectif de MSF passait de deux salariés en 1981 à plus de mille sur le terrain dix ans plus tard.
Au tournant des années 1990, avec la disparition du Bloc soviétique, le rôle interventionniste des Nations-Unies a été libéré, ce qui n’a pas été sans poser de problèmes aux humanitaires. C’est l’époque de la prise en charge des Kurdes et de la guerre en Somalie. Celle-ci a été le laboratoire de l’interventionnisme de l’ONU, sous l’égide de Boutros-Ghali. Au lieu d’être réduite par des moyens pacifiques, la famine a été combattue par des moyens militaires visant à séparer les enfants affamés de voyous prédateurs. Les Nations-Unies avaient alors l’ambition de retrouver un rôle militaire. Bush senior a accepté d’intervenir avec 35 000 soldats. Après deux ans, cela a tourné à un fiasco qui dure encore.
En cinq ans, les Nations-Unies ont déployé autant de Casques bleus que dans les quarante cinq années précédentes. En réaction, les humanitaires ont commencé à faire preuve d’un certain corporatisme du style « l’humanitaire, c’est nous et pas les autres ».
II – Domaine et conditions de l’action humanitaire
L’action humanitaire en situation de crise traite les problèmes de besoins vitaux : santé, nutrition, abris, eau. Elle peut s’accompagner de la fourniture d’aides matérielles, mais celle-ci n’est pas de l’action humanitaire stricto sensu. C’est à tort qu’on tend aujourd’hui à qualifier d’humanitaire toute opération de secours ou toute distribution de vivres, comme les Américains l’ont fait au Vietnam et les Russes naguère en Afghanistan, ou comme ces derniers le font aujourd’hui en Syrie. Il s’agit là d’auxiliaires d’une action psychologique.
Des militaires peuvent également traiter des problèmes de santé, mais l’action humanitaire elle-même est principalement le fait d’organisations civiles. Aujourd’hui, les humanitaires se plaignent du brouillage introduit entre humanitaire et politique. Mais ce fut le cas dès le Biafra. Contrairement aux déclarations de l’époque, il n’y a pas eu alors de « génocide ». Les humanitaires se sont trouvés pris dans une opération de propagande montée par des services français. La manipulation se greffant sur la crise a aggravé la situation en ruinant toute possibilité de réconciliation alors que les dirigeants du Nigéria avaient fait des offres de pourparlers et que d’ailleurs une amnistie générale a été prononcée dès la capitulation du Biafra. Plus généralement, l’humanitaire moderne est né dans une manipulation « compassionnelle » qui s’est répétée au-delà du Biafra, au Darfour, à Benghazi, etc. Les humanitaires doivent prendre garde de ne pas s’exposer à des récupérations politiques en réduisant le monde à un affrontement entre victimes et bourreaux.
L’action humanitaire doit être neutre et ne doit pas prendre parti en situation de conflit armé. Mais cette neutralité n’est pas tant une question de principe qu’une obligation opérationnelle conforme aux règles humanitaires posées par Henri Dunan, afin que puissent être secourues toutes les victimes d’un conflit quel que soit le belligérant dont elles relèvent. A noter que le Comité international de la Croix Rouge (CICR), en se prêtant parfois à des opérations de médiation, a eu tendance ce faisant à prendre une attitude diplomatique qui ne correspondait pas à ces règles.
Une organisation humanitaire qui intervient dans une guerre doit la prendre telle quelle sans se prononcer sur son bien-fondé. Encore faut-il ce faisant qu’elle ne contribue pas à faire qualifier de « juste » une guerre qui ne l’est pas. A ses débuts, l’intervention en Libye pouvait être présentée comme une « guerre humanitaire », de sauvetage. Après l’annonce par la chaîne Al-Jazeera d’un bombardement aérien des manifestants de Tripoli, -qui en fait n’avait pas eu lieu-, après les déclarations de Kadhafi promettant une « rivière de sang » à Benghazi, -il y eu 200 à 300 morts et non pas 6 000 comme déclaré à l’époque- les dirigeants français, britanniques, ainsi qu’américains ont mis en jeu la « responsabilité de protéger ». Celle-ci a été confirmée par la résolution 1973 des Nations-Unies. Mais quelques jours après les Occidentaux ont déclaré que Kadhafi devait partir. On passait ainsi de la « responsabilité de protéger » à une guerre abusivement qualifiée de « juste ». Comme définie par Saint Thomas d’Aquin, une guerre « juste » ne peut être déclenchée que par une autorité légitime, elle doit utiliser des moyens proportionnés aux buts à atteindre, présenter des chances raisonnables de succès et n’être utilisée que comme ultime recours. Or en Libye, la guerre a été voulue en première instance.
MSF avait récemment deux bateaux croisant au sein d’une flottille humanitaire, en limite des eaux territoriales libyennes. Ils se sont trouvés pris dans une ambiguïté croissante, allant du « secours et soutien » au « business des migrants ». C’est absurdement que les autorités italiennes ont accusé MFS d’avoir partie liée avec les trafiquants. Les migrants en provenance de Libye posent un problème analogue à celui qui exista naguère avec les « boat-peoples » originaires du Vietnam quant au risque de créer un appel d’air incitant les candidats à l’émigration prendre la mer et les mettant ainsi en grave danger.
Le terrorisme a commencé de créer un problème à l’humanitaire à partir de 1999 avec la seconde guerre de Tchétchénie (six agents de la Croix Rouge Internationale ont été abattus). L’enlèvement d’otages est apparu pour lui comme un moyen de se procurer des ressources ou une façon de mieux se faire connaître. Le problème a pris de l’ampleur au cours des années 2000. Dans l’est de la Syrie, où MSF était installé, on a assisté à des prises de pouvoir successives, d’abord par l’armée syrienne, puis par les Kurdes, enfin par l’État islamique naissant. A l’arrivée de ce dernier, sept membres de MSF ont décidé de partir, huit sont restés. Ils sont entrés en contact avec les nouvelles autorités, qui leur ont remis successivement trois lettres, la première accordant l’immunité aux lieux où ils étaient installés, la deuxième l’accordant aux blessés et malades, la troisième aux personnels soignants. Les gens de Daesh réinventaient les conventions de Genève ! Cela n’a évidemment pas duré. Trois agents de la Croix Rouge Internationale ont été abattus. MFS a interrompu sa dernière mission sur le terrain au Moyen-Orient à la suite d’une prise d’otages en Syrie par des « traders » qui ont vendu leurs proies à d’autres « traders », lesquels les ont revendus à Daesh.
Humanitaire et politique peuvent se trouver complémentaires, ou se confronter. Les humanitaires sont toujours, peu ou prou, instrumentalisés par les autorités sur leurs terrains d’intervention. La question qu’ils doivent se poser, afin d’agir en conséquence, est « qui aidons-nous le plus, la population ou les autorités ? Jamais d’ailleurs, les gouvernements français successifs n’ont tenté d’influencer MSF.