Par Dominique David
Le débat actuel sur l’engagement français au Sahel suggère des décisions rapides pour percer ce qui ressemble fort à une impasse – on ne peut pas partir sans avouer un échec à fortes conséquences, pour nous comme pour la région ; on ne peut pas rester indéfiniment en proclamant chaque semaine le nombre de tués « du camp d’en face », en alignant les victoires sans fin… c’est-à-dire sans victoire.
Mais il incite aussi à un débat plus profond sur les « interventions » militaires extérieures, formalisées et théorisées après la fin de la Guerre froide, dans un temps stratégique qui se clôt aujourd’hui.
On peut tenter de développer le débat à partir de l’expérience malienne, en repérant les principaux – parmi nombre d’autres – facteurs de l’impasse.
L’intervention : un faux concept ? Alors que l’expression « opération extérieure » emporte un descriptif purement technique, le concept d’intervention est politique, correspondant à la période qui s’ouvre en 1990, et qui accrédite la légitimité de l’usage limité de la force dans une opération exceptionnelle, justifiée moralement, et qui ne serait pas à proprement parler « une guerre ». D’où plusieurs problèmes. On n’ose pas parler de guerre au moment même où le terme est mis à toutes sauces (guerre contre le terrorisme at home, guerre contre les virus…). Et les opérations qui sont regroupées sous le terme d’intervention peuvent être très diverses : Kosovo, Afghanistan, Syrie, Libye, Mali, Afrique centrale… Comme si l’« intervention » devait enfermer dans un même sac tout usage du militaire qui ne serait pas la guerre – ce dernier terme étant réservé à l’apocalypse, c’est à dire évacué.
L’inclination française à l’usage du militaire. Elle renvoie à notre histoire, à notre culture, qui nous disent que l’affirmation nationale est d’abord passée par l’affirmation militaire. Et renvoie ainsi au regret de ce temps où la France était « prouvable » par le militaire (dernière « preuve » historique : la geste nucléaire gaullienne). Aujourd’hui, le pays devrait « intervenir », c’est-à-dire être présent quasi en permanence sur la scène militaire à la fois pour « tenir son rang » auprès des « grands » auxquels il n’appartient plus vraiment ; et pour se démarquer des « petits » (la plupart de nos comparses européens, ou la piétaille internationale qui n’a pas de capacité de « projection de force »…).
L’aisance institutionnelle de la décision. Les dispositions et la pratique constitutionnelles installent les conditions d’une décision rapide, sans obstacle. Ce dispositif est une garantie d’efficacité. Et aussi un risque d’errance. D’abord parce que l’héritage de la « culture politico-militaire » française allié à ces moyens institutionnels installe dans la tête des politiques une sorte de facilité, d’évidence militaire. Avec le danger de croire qu’à tout blocage politique peut correspondre une solution – au moins partiellement – militaire (pendant du technocratique : à tout problème une solution technique…) Après tout, les militaires « y vont » sans murmurer ; et les solutions militaires sont les seules rapidement visibles, même si elles ne durent pas… Le risque d’erreur étant redoublé par l’absence totale de débat public. Ce n’est que récemment que le Parlement a gagné de droit d’être consulté ex post.
Pour les interventions sur le continent africain, l’héritage de notre histoire est à la fois positif et dangereux. Positif parce que l’héritage colonial dote nos armées de savoir-faire incontestables, militaires et dans l’échange avec les populations ; et encore parce que les prépositionnements peuvent faciliter les déploiements ponctuels. Mais la « proximité » vis-à-vis des problèmes africains héritée de l’histoire peut s’avérer illusoire. Les problèmes actuels sont beaucoup plus complexes et nouveaux que ceux que notre héritage nous lègue. Et parallèlement, la déshérence des recherches universitaires sur les thématiques africaines (fort peu encouragées par les autorités publiques) entretient cette illusion que la France comprend tout d’un continent qui parlerait français…
La focalisation sur le « terrorisme ». L’héritage long du 11 septembre, conforté par Daech, débouche sur une focalisation stratégique sur « le » terrorisme, hydre monstrueuse unique aux multiples ramifications, et « concept » invasif. Pour en arriver à un schéma où le territoire national figure comme assiégé par de multiples manœuvres tournantes : il n’y aurait bientôt plus de périphérie qui ne pût être menaçante. C’est là succomber à un effet de loupe et à une myopie historique et géographique. Effet de loupe : le terrorisme extérieur est certes un problème, mais est-il le problème déterminant pour organiser la stratégie extérieure du pays (faut-il reproduire la catastrophique errance de l’Amérique de la première décennie de ce siècle ?). Myopie : c’est oublier à bon compte la responsabilité de l’intervention franco-britannique en Libye dans la diffusion des groupes terroristes au Sahel ; et c’est, surtout, mésestimer la complexité des problèmes politiques des sociétés sahéliennes qui produisent les réactions que nous nommons – par confort – terroristes : séparatismes, djihadisme, affrontements intercommunautaires, prédations des pouvoirs, tous ces éléments composent une dynamique d’affrontements multiples que notre discours stratégique s’entête à simplifier en « terrorisme »…
La difficile continuité militaire/politique. Bien sûr nous savons tous que la sortie de guerre doit être politique. Mais cette transformation du poids militaire en effet politique s’avère décidément complexe. Ne revenons pas sur les brillants succès américains de regime change. Nous entendons appliquer pour notre part des stratégies plus fines, plus longues, de reconstruction d’Etats : structures de sécurité, administrations, présence de contrôle du territoire…, avec l’appui de nombre de coalitions et structures internationales. Sous le constat que les Etats locaux aux côtés desquels nous intervenons, et censés prendre le relais de notre action, ne se laissent pas, hélas, « transformer ». Le Mali étant un bon exemple de la force d’inertie de montages politiques sur lesquels nous n’avons que très peu de prise. Notre approche peut bien être « globale » : les Etats, globalement, résistent et, passant pour les étrangers imposant leurs mœurs et leurs vues, nous sommes bientôt indésirables aux yeux de populations locales lasses et qui nous prennent pour des complices.
Au-delà de considérations politiques, l’interrogation doit aussi porter sur l’adaptation de nos forces armées à cette forme d’usage de la force que l’on nomme l’intervention. Certes, les modalités de l’usage de la force diffèrent fortement d’un scénario à l’autre. Ce que tous en en commun – puisqu’il ne s’agit pas de batailles de sanctuarisation du territoire national -, c’est l’indéfinition de la « victoire » : ce moment où le militaire cède sa logique dominante au politique.
Ce temps de « victoire » s’ouvre au moment où certaines tâches militaires – en quelque sorte le « contrat opérationnel » des forces – est rempli. Au Mali, si un certain nombre d’objectifs militaires ont été concrètement atteints, le but de la mission : abaisser le niveau de violence suffisamment pour qu’il soit gérable militairement par les armées locales et politiquement par un Etat revivifié, ce but n’est manifestement pas atteint. Une fois encore, parmi les multiples raisons : la résistance des structures politiques et militaires locales, la complexité des enjeux en cause, l’étendue de l’espace à contrôler avec des forces réduites…
Ce qui ouvre à d’autres questions : avons-nous les concepts qui nous permettraient de gérer militairement les affrontements de nouveau type qui nous sont imposés dans ces « interventions », affrontements « diffus » de nouvelle génération, et qui risquent de s’avérer de plus en plus dangereux pour nos forces avec la diffusion à la base de technologies nouvelles et « légères » (IED, drones, moyens de communication…) ? La « redécouverte », à l’occasion de la dernière guerre d’Afghanistan, des méthodes de la Bataille d’Alger, et plus largement des modes de gestion de la population par l’armée française en Algérie, en dit beaucoup sur l’impréparation des armées occidentales, et sur l’amateurisme de certaines réflexions (il est vrai que les décennies précédentes avaient privilégié, à juste titre, des hypothèses très différentes).
Plus fondamentalement, avons-nous les moyens de déployer des moyens expéditionnaires à un niveau significatif, c’est-à-dire porteur d’efficacité ? Faute de quoi notre stratégie serait largement discursive ? La limitation des contingents français déployés (par rapport aux autres dans certaines opérations, ou par rapport à ce qui serait nécessaire pour une action efficace sur le terrain) ; l’aide obligée des alliés, britanniques et surtout américains – sur laquelle les autorités s’étendent rarement… ; la désespérante faiblesse des appuis européens – même s’il est de bon ton de s’en féliciter hautement… ; enfin, le fait que nous expliquions désormais, et à juste titre, que les défis de la défense changent, et qu’ils obligent le système de défense à considérer de nouvelles hypothèses d’affrontements plus centraux, et de niveau plus important : tous ces éléments interrogent la mobilisation de moyens sur des hypothèses d’interventions périphériques et d’importance stratégique limitée.
L’écartèlement stratégique – le fait de maintenir un « modèle d’armée complet » mais aux moyens limités et sur des hypothèses très éclatées – ne risque-t-il pas de produire une armée « de l’entre-deux » ? Les hypothèses conflictuelles de l’avenir sont exigeantes… Et elles vont demander un soutien ferme de l’opinion publique, en particulier au niveau budgétaire, en un temps financier difficile (l’après-Covid). Le soutien de l’opinion française aux armées a toujours été remarquable – en dépit des changements politiques, et de la peur récurrente des militaires…-. Il reste qu’il n’est pas acquis. Ce n’est sans doute pas le niveau des dommages humains en opérations extérieures qui retournera le sentiment d’une vieille nation militaire ; mais gare à la perception d’inutilité !… L’idée de l’inefficacité, de l’inutilité des décisions, constituent aujourd’hui des catégories fondamentales dans la critique des institutions et des régimes démocratiques.
A partir de ce qui a été perçu comme une urgence ponctuelle, le prolongement de l’intervention sahélienne ressemble à une sortie de la bonne route : celle qui serait utile à la fois aux populations locales et à notre sécurité. Il n’est, de plus, guère sûr qu’une mobilisation croissante de nos alliés vienne aider à résoudre le problème : ni Washington ni Londres ne semblent être en position de se relancer dans une quelconque extraversion stratégique… Et les vertiges d’autonomie européenne sont bien loin de s’appliquer encore au militaire.
Il faudra certes inventer une solution politico-militaire qui nous permette de peser sur place tout en changeant de dispositif. Et, au-delà, garder une certaine capacité de projection de force, d’entrée sur un champ d’affrontement – ne serait-ce que pour protéger nos citoyens expatriés, ou quelque intérêt stratégique immédiat. Mais cela ne devrait pas interdire de repenser à la base le concept d’intervention, qui semble ne correspondre désormais ni aux tâches majeures qui devraient s’imposer à notre appareil de défense, ni à nos moyens.
Une réflexion sur “Au-delà du Mali, heurs et malheurs de l’intervention”