20 mars 2024

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs les Députés,

Merci de l’honneur que vous me faites en me donnant la parole. En quelques minutes, je souhaiterais non dresser une liste des risques ou menaces qui pèsent sur la sécurité mondiale – cette liste est bien connue -, mais tenter de spécifier quelques facteurs expliquant la situation que nous connaissons, avant de formuler une courte conclusion.

1.

Le déterminant central de notre environnement présent, c’est de toute évidence l’explosion – en quelque sorte une explosion rampante, en étapes multiples -, du système de puissance généré par le tournant des années 80-90.

Le système multilatéral hérité de la fin de la bipolarité avec l’effondrement soviétique, tout encensé qu’il fût pendant quelques années, était bien un système de puissance, dont la stabilité était assurée par la domination d’un pôle – autrement dit l’inégalité de la puissance au profit, en gros, des Etats-Unis -, et par l’expression d’un consensus élargi autour des références politiques, des « valeurs », véhiculées par ce pôle, et plus largement par l’Occident. Un Occident qui se voyait volontiers en « communauté internationale ».

Ce système, dominé donc par l’Occident, c’est-à-dire en fait par les Etats-Unis, garantie et organisateur suprêmes, s’est progressivement détraqué, à la fois dans son efficacité même et dans l’image qu’il véhiculait. D’abord parce que les révolutions technologiques ouvertes dans les années 60 se sont concrétisées en quelques décennies par ce que nous nommons la « mondialisation », qui a bouleversé la hiérarchie des puissances – symbole le plus fort, de toute évidence : l’émergence de la Chine, après celle des « dragons » asiatiques.

D’autre part, parce que le début de notre siècle montre ce « système occidental » comme à la fois vulnérable (les attentats de 2001), arrogant (l’Irak de 2003, après les frappes contestées sur la Serbie), impuissant (Irak encore, Syrie, Libye, Afghanistan…), et comme toujours gardien de ses propres intérêts de monde riche (Covid)…

Centralité de force et centralité mentale s’affadissent donc de concert : c’est la perte d’efficacité et de légitimité d’un système basé sur une combinaison de puissance centrale et de multilatéralisme. Cela produit-il automatiquement une hausse de la conflictualité mondiale ? Sans doute non. Les atteintes à la sécurité, les guerres, n’ont jamais cessé depuis les années 90 – l’Afrique ou le Moyen-Orient en témoignent au plus haut point, pour ne regarder que près de nous – ; mais ces conflits ne paraissaient pas mettre en cause le système central, c’est-à-dire les rapports entre les puissances dominantes. Les conflits actuels, au contraire, se rapprochent de nous, à la fois géographiquement et parce qu’ils semblent tangenter ce que nous identifions comme la garantie suprême de notre sécurité : le nucléaire.

2.

A cette explosion du système de la puissance né des années 90 correspond, presque mécaniquement, une fragmentation de cette puissance, autrement dit l’ouverture d’un espace de jeu pour des pays de divers ordres et de diverses forces.

La réalité d’aujourd’hui, c’est donc à la fois la multiplication des acteurs susceptibles d’avoir prise sur un système relativement dérégulé (puisque ni la force ni le consensus n’en assurent plus la stabilité), et la semi-cristallisation d’une dynamique anti-occidentale.

Multiplication des « perturbateurs » : il suffit de citer la Chine, l’Inde, la Russie, le Brésil, l’Arabie saoudite, la Turquie, l’Iran, l’Afrique du Sud, et tant d’autres pour ouvrir la liste des acteurs qui, à divers niveaux régionaux, ou au niveau global, ont les moyens d’influer sur d’importants équilibres internationaux.

Quant au fameux Sud global, s’il n’existe guère en positif – les BRICS+, par exemple, ne représentent qu’une partie de ce qui est supposé être « le Sud », et encore sur des positions largement contradictoires…-, il est bien réel en négatif, c’est-à-dire comme force de contestation ou d’empêchement, et comme force d’entraînement dans le contexte d’éventuelles crises internationales. Il est d’ores et déjà une force de manoeuvre possible face à tel ou tel événement mettant en cause les grandes puissances.

A ce titre, la communauté internationale – montage intellectuel inventé par l’Occident-vainqueur-de-la-guerre-froide pour expliquer que le monde lui ressemblait de plus en plus -, cette communauté existe de moins en moins, taxée qu’elle est par « les autres » de n’être qu’une vêture de la domination des pays riches.

3.

Au premier rang des valeurs véhiculées et promues par cette communauté : le multilatéralisme, qui connaît à partir des années 80-90, un remarquable développement. Le multilatéralisme, tel que pensé à l’époque contemporaine, c’est la reconnaissance qu’au-delà des rapports ordinaires, récurrents, entre Etats, des procédures et des structures de plus en plus larges et indépendantes des négociations ponctuelles sont nécessaires pour en arriver à ce qu’on nomme désormais une « gouvernance mondiale ».

L’appréhension de la nécessité multilatérale est aujourd’hui quelque peu schizophrène – d’où ce que l’on identifie comme une crise de ce multilatéralisme. D’une part la plupart des acteurs étatiques reconnaissent cette nécessité comme un besoin objectif dicté par la mondialisation, et symbolisé par les grands problèmes transversaux que sont les règles des échanges, les risques climatiques, les problèmes de santé ou d’alimentation… D’autre part, ce multilatéralisme est largement vu par les puissances émergentes comme un système de règles créé par et au profit des puissances hier dominantes. D’où, pour les forces émergentes, l’articulation entre trois stratégies possibles : occuper le maximum d’espace dans les institutions multilatérales qui fonctionnent (voir la place gagnée par la Chine dans les diverses agences de l’ONU) ; paralyser, ou délaisser, certaines institutions comme le Conseil de sécurité ; contourner, ou doubler, les institutions existantes en en créant d’autres, plus aisément contrôlables (OCS, BRICS+, banques multilatérales, etc.)

En matière d’institutions ou de procédures multilatérales, le risque n’est donc guère celui du vide : c’est le trop plein qui menace.

Ajoutons deux autres éléments caractérisant la crise de ces modalités de gestion multilatérale du monde. Le parrain occidental – les Etats-Unis – a donné lui-même un très mauvais exemple en donnant le signal, dès le début de ce siècle, du démantèlement des accords et négociations de désarmement : il ne s’agissait pas toujours d’un multilatéralisme large – quant au nombre de ses acteurs -, mais bien d’un élément symbolique central pour la gouvernance raisonnable d’un risque majeur pour le système international.

Une autre dimension importante de notre rêve multilatéral des années 90 s’est avérée inefficiente : le multilatéralisme régional. Sauf dans le cas de l’Union européenne – elle-même désormais confrontée à quelques incertitudes sur son avenir -, les espaces régionaux ou sous-régionaux n’ont pas spectaculairement progressé dans le sens d’une gestion en commun de leurs problèmes de sécurité au sens large. Or l’organisation régionale était censée constituer un élément essentiel du dispositif de stabilisation conflictuelle tel que pensé au début des années 90.

Le diagnostic est donc assez simple : il est celui d’une multiplication des coopérations sans référence centrale, au moment où se développe une contestation fondamentale du droit international vu comme au moins partiellement supra-étatique. On doit à cet égard être attentif au discours russe, qui ne s’embarrasse pas de faux-semblant pour affirmer que le droit international ne peut être rien d’autre que la somme des accords inter-états conclus ad hoc en fonction de leurs intérêts, sans considération aucune d’une quelconque prééminence de règles pouvant les contraindre. Une vision réductrice de la dynamique du droit international, partagée désormais par nombre de « nouvelles » puissances.

On se trouve donc face à la perspective d’un monde où les coopérations resteront multiples, mais dans une logique an-archique au sens propre du terme : sans principe central de gouvernement. Dans ce monde, et au moins transitoirement, les menaces sur la sécurité et la paix ne pourront être régulées que par : 1) des négociations partielles, 2) des rapports de force relatifs, et 3) en haut du système, l’argument nucléaire…

4.

Il n’est pas difficile de conclure que, sur le long terme, c’est la structure entière du système international qui devra être repensée, reconstruite, sans trop de claire vision de ce à quoi elle ressemblera : nous sommes vraiment au seuil d’un nouveau monde.

Sur le plus court terme, je proposerai en guise de conclusion quatre pistes de réflexion – et, j’espère, d’action.

– Face aux crises déjà ouvertes, il faudra sans doute s’efforcer de prendre en compte les nouvelles relations de puissance, en articulant les accords régionaux et la garantie globale, mondiale, qui ne peut être que celle du Conseil de sécurité. Il faudra naturellement y penser pour les cas de la guerre d’Ukraine et de la guerre menée à Gaza.

– Le peu de manœuvres consensuelles existant sur les grands sujets transversaux – migrations, santé, alimentation, climat…- doit naturellement être préservé, et autant que possible développé.

– Toujours dans la logique de la prise en compte des mutations des rapports de puissance, il faudra sans doute privilégier l’efficacité des ordres régionaux : et au premier chef en Europe, ce qui devrait nous pousser à imaginer l’architecture politique générale de notre continent dans le contexte de l’après-guerre d’Ukraine.

– Enfin, dans le fracas des conflits disparaît bien sûr l’urgence de la maîtrise de la production et de la circulation des armes. Or cette urgence est bien réelle. Les quantités d’armes classiques en circulation promettent demain l’élargissement des champs d’affrontement – on l’a clairement vu ces dernières décennies à partir de l’Afghanistan ou de l’ex-Yougoslavie, et les quantités d’armes bientôt disponibles seront sans commune mesure avec ces anciens exemples. Le réarmement légitime face au retour des menaces peut aussi tourner à l’accumulation sans logique stratégique et au retour d’une course massive aux armements – que nous aurions bien du mal à brider dans d’autres espaces du monde. Enfin, les développements actuels constituent de formidables encouragements à la prolifération nucléaire, dans un contexte où les procédures de dialogue et de négociation ont pratiquement disparu.

Pour toutes ces raisons, c’est sans doute l’urgence de la maîtrise des armements, quelles qu’en soient les formes, qui pourrait être la première ouverture d’une nouvelle génération du multilatéralisme, un multilatéralisme vu comme la condition première du dialogue fondateur de la sécurité.

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