Il reviendra aux historiens de dire pourquoi une Françafrique qu’on disait enterrée depuis des décennies a naufragé en 2023. Mais les éléments du raisonnement sont là : à des sociétés africaines multiples et en mutation accélérée, nous n’avons proposé que d’anciennes recettes ; et à chaque fois défiés par les événements, nous n’avons opposé qu’adaptations cosmétiques de vieilles stratégies.

Une France myope face à une Afrique qui bouge

Nous n’avons pas mesuré que l’explosion démographique, en particulier au Sahel, révolutionnait le rapport des peuples à la France : la jeunesse parle de moins en moins français, a un regard plus critique sur le binôme colonialisme-néocolonialisme que ses aînés, voire se fait l’écho des problèmes rencontrés en France même par les communautés issues d’Afrique. De plus en plus connectée et de moins en moins structurée par des systèmes éducatifs en déliquescence, la jeunesse du Sahel pose sur la France et ses stratégies un regard distancié, ouvert aux enjeux internes et aux manipulations extérieures.

Ce regard distancié s’affirme dans un contexte de mise en cause généralisée de gouvernements impuissants, d’Etats incapables de s’assumer comme tels en assurant leurs fonctions régaliennes : sécurité, approvisionnements, santé… Et la contestation des gouvernements emporte critique d’une France qui les soutient par ses déclarations ou ses actions, au nom du réalisme, ou de l’appui à une « démocratie » qui n’assure nulle efficacité de gestion.

La France est donc accusée de soutenir des gouvernements inefficaces, de le faire sous le signe du double standard, tout en se montrant inefficace dans son métier le plus visible : le maniement de la force contre la montée du terrorisme. Que l’accusation d’inefficacité militaire soit en partie injuste – l’action des armées françaises n’étant suivie ni par les armées locales ni par des politiques de développement qui relaieraient les nôtres – n’importe guère : l’image est là, dévastatrice.

A ces mutations psychologiques et donc politiques fondamentales, Paris ne semble opposer depuis beau temps que des adaptations défensives et limitées. Les relations de la France avec les pays du Sahel – et, plus largement, avec nombre de pays d’Afrique – restent prisonnières de multiples héritages. Nous restons persuadés d’être les « protecteurs » de l’Afrique – et d’ailleurs les seuls Européens à « prendre en compte » les problèmes africains. Nous croyons toujours que notre expérience militaire – les guerres coloniales, plus la récupération des concepts contre-insurrectionnels au début de ce siècle – nous donne une efficacité spécifique, alors que nos stratégies anti-insurrectionnelles et anti-terroristes n’ont jamais connu le succès. Nous pensons faire face au Sahel à un « Terrorisme » global, alors qu’une analyse plus fine des enjeux locaux éclaire des problèmes différents. Même si l’on passe sur le « double standard » qui nous est souvent – à juste titre – reproché par les opinons locales, notre soutien à « la démocratie » privilégie de fait des processus qui restent largement formels et inefficaces, rejetés comme tels par des opinions de plus en plus larges.

En bref, nous appliquons dans ces pays, que nous identifions de manière paternaliste comme notre frontière extérieure, des méthodes héritées du passé et de fausses perceptions – nos intérêts économiques qui, au Sahel par exemple, sont pratiquement inexistants -, fausses perceptions sous-tendues par l’érosion continue de nos compétences analytiques sur les diversités africaines, tant dans les milieux académiques qu’administratifs.

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Sortir des héritages

Le temps n’est plus à l’adaptation : il s’agit de prendre la mesure de l’impasse stratégique, de relâcher une emprise traditionnelle contestée par une immense « fatigue » de la France dans les opinions africaines, fatigue en décalage avec des leaders qui, eux, s’appuient sur notre présence. Tout n’ira pas mieux si nous changeons, mais rien n’ira mieux si nous ne bougeons pas…

Le premier mouvement doit être militaire. Les redéploiements successifs, marginalisations continues sans nouvelles stratégies, ne sont plus tenables. Un retrait net, unilatéralement décidé et assumé, aurait le double avantage de symboliser la liquidation de l’idée d’une France-protectrice naturelle de l’Afrique ; et de nous contraindre à inventer de nouvelles stratégies, militaires ou non, nationales ou plus larges.

Certes, un tel retrait affecterait l’image que nous cultivons de nous-mêmes, et l’image que les armées se font de leurs tâches. Mais nous sommes confrontés à un nouveau monde : les termes de défense, de terrorisme, de stabilisation, y revêtent de nouveaux sens. Il n’est plus temps de gérer les héritages des savoirs coloniaux, ni même ceux de la courte période post-guerre froide de la « projection de forces ». Le retrait militaire d’Afrique ne signifierait pas que nous nous en désintéressons, mais que nous actons que les mutations africaines, et les changements d’équilibres du monde, nous imposent des changements stratégiques.

Au-delà du militaire, d’autres mutations sont inévitables. Nous ne sommes pas responsables du développement de l’Afrique, mais nos actions y importent : en termes d’investissements, de soutien à la stabilité de certaines monnaies, ou d’aide au développement. Il s’agit ici d’intégrer au maximum ces manœuvres dans une conception stratégique correspondant à nos intérêts nationaux, et aux intérêts et perceptions des Africains concernés. Ce qui signifie sans doute : élargir l’initiative des Africains qui le souhaitent pour une véritable réforme du franc CFA – la garantie de la France demeurant, mais dépouillée de son fumet post-colonial ; penser économiquement au-delà du cercle classique de l’Afrique francophone, une fois encore en mixant nos propres intérêts nationaux et ceux des Africains concernés ; et réaffirmer une gestion stratégique de notre aide au développement – en particulier à travers un pilotage politique de l’AFD.

Cette redéfinition fondamentale de nos politiques africaines n’aurait pas de sens, ni d’efficacité, si elle ne s’appuyait sur une expertise approfondie et de long terme sur l’ensemble des problèmes et des régions africaines. Une expertise à développer, bien au-delà de la certitude héritée que nous sommes les seuls et les meilleurs sur le sujet. Le développement de filières académiques et professionnelles, dans les universités et au Quai d’Orsay, apparaît ici essentiel – afin que la compétence africaine ne soit pas laissée à des investisseurs ou à des militaires n’ayant qu’une vue partielle des choses. Un autre acteur européen possède des compétences remarquables dans ce domaine : le Royaume-Uni, et nous aurions tout intérêt à nous rapprocher de son expertise technique, intellectuelle et politique.

Le domaine africain n’est qu’un parmi tous ceux qui appellent un aggiornamento urgent de nos stratégies. Le monde change. L’héritage diplomatico-stratégique de la France est d’une richesse intellectuelle, humaine, institutionnelle, remarquable : il n’autorise pas pour autant un sur-place masqué d’acrobaties verbales. Diplomates, militaires, universitaires, experts : tous sont au premier rang pour penser le changement. La seule faute serait de ne pas voir le mur.

LE CLUB DES VINGT

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