Par Denis Bauchard, publié dans la revue Esprit (janvier 2024).

Trois mois après ses débuts, la guerre dont la bande de Gaza est le théâtre semble dans l’impasse. Son bilan est tragique avec un nombre des victimes considérable. Sur le plan militaire, les résultats des actions menées par l’armée israélienne sont limités mais de plus en plus contestés. Certes l’embrasement redouté du Moyen-Orient ne s’est pas produit, mais reste une menace. Quant à l’avenir, il demeure très incertain car pour l’instant aucune solution n’apparaît pour le jour d’après.

Un lourd bilan

Le massacre commis par le Hamas le 7 octobre dans des conditions atroces de même que la prise d’un nombre important d’otages -240- ont traumatisé la société israélienne qui a constaté que, pour la première fois, le pays était touché sur son propre territoire. Aux 1140 morts tués le jour de l’agression, il convient d’ajouter les otages tués ultérieurement. Les pertes de Tsahal s’élèvent aujourd’hui à  509 morts, y compris celles survenues le 7 octobre.

L’importance du nombre des victimes dans la bande de Gaza suscite dans les opinions des réactions de plus en plus négatives. On n’hésite plus maintenant dans les médias à évoquer des crimes de guerre et à parler de « carnage » avec plus de 23.000 tués selon le Hamas, dont plus des deux tiers seraient des femmes et des enfants. Il convient d’y ajouter plus de 50.000 blessés  dont certains ne survivront  pas faute de soins.  La situation humanitaire sur place relève de « l’enfer sur terre » pour reprendre l’expression du commissaire général de l’UNRWA. Il n’est pas impossible que ce chiffre soit sous-estimé car la plupart des décombres n’ont pas été dégagées. Ces chiffres dépassent donc largement les inévitables dommages collatéraux liés à tout conflit. Par ailleurs, selon les observations satellitaires du nord de la bande de Gaza, les trois quarts des habitations et des infrastructures seraient détruites ou endommagées, risquant de rendre invivable cette partie du territoire.

Ce chiffre peut paraître énorme étant donné l’exiguïté du champ de bataille. De plus en plus, y compris au niveau des autorités américaines, on souligne le caractère « indiscriminé » et « disproportionné » de l’action de l’armée israélienne. Il est moins surprenant si on tient compte de la « doctrine Dahiya » avalisée par Tsahal, du nom d’un quartier de Beyrouth qui avait subi en 2006 des attaques massives et meurtrières. Ce caractère disproportionné de l’emploi de la force  a été revendiqué et officialisé par le général Eizenkot, ancien chef d’Etat-Major et membre de l’actuel cabinet de guerre, dès 2008 dans une interview à l’agence Reuters.

Il ne semble pas que les résultats de cette guerre asymétrique soient, à ce stade, décisifs pour Israël. Certes, l’armée revendique le contrôle de la partie nord de la bande de Gaza et l’élimination de 8000 combattants du Hamas. Elle serait parvenue à démanteler la structure militaire du Hamas. Cependant l’encadrement supérieur spécialement visé n’a pas été touché à l’exception de Saleh al-Arouri, responsable du Hamas pour la Cisjordanie, tué dans la banlieue de Beyrouth. En toute hypothèse, il serait immédiatement remplacé. La guerre des tunnels n’a pas véritablement commencé, même si certains d’entre eux ont été détruits.  La capacité de nuisance du Hamas, bien qu’affaiblie, demeure, comme l’ont montré dans la nuit du nouvel an les tirs de roquettes en direction de Tel Aviv. Il reste à retrouver et libérer 126 otages. Une nouvelle phase s’ouvre dans la guerre pour Tsahal.

La brutalité de la guerre a engendré de part et d’autre la peur et la haine. Des milliers d’israéliens, possédant une double nationalité, auraient quitté le pays. Cette peur est également ressentie par les Gazouis déplacés à plus de 80 % selon les Nations unies, qui estiment qu’il n’existe plus de zones sûres dans la bande malgré les affirmations israéliennes. Ce double sentiment ne peut qu’entraîner une double radicalité dans les propos tenus, voire dans les actes individuels, y compris en Cisjordanie. Du côté israélien, le camp de la paix militant pour un Etat palestinien s’est évaporé, remplacé par un réflexe de rejet de la population palestinienne. Du côté palestinien, le sentiment de vengeance s’exacerbe, notamment chez les jeunes dont les familles ont été décimées.

Une détermination totale

La « guerre totale » décidée le 8 octobre par Benjamin Netanyahou sera longue comme ne cesse de le déclarer celui-ci, avec des objectifs répétés qui privilégient une approche totalement sécuritaire : la destruction du Hamas, la démilitarisation de la bande de Gaza qui ne doit plus constituer une menace pour la sécurité d’Israël, la déradicalisation de la société palestinienne. Aucune allusion à une solution politique n’est  évoquée et les perspectives du « jour d’après » ne sont pas   mentionnées. Ces objectifs sont aussi flous qu’irréalistes et la publication du plan de Yoav Gallant ne met pas fin à l’incertitude tant les désaccords sont évidents au sein du gouvernement israélien.

On peut s’interroger sur le point de savoir si, derrière ces objectifs affichés, n’existent pas des desseins cachés. Le premier évoqué par la presse israélienne serait que Netanyahou jouerait sur le prolongement de la guerre pour assurer sa survie politique et éviter la reprise des poursuites judiciaires qui le visent. Cependant d’autres objectifs sont de plus en plus évoqués, tout au moins par une partie de la classe politique. Le 25 décembre, le premier ministre évoque un plan de « migration volontaire », précisant qu’il est en contact avec des pays qui seraient prêts à accueillir des Palestiniens. Certains ministres de la coalition évoquent la nécessité de réduire la population de Gaza à 100 ou 200 mille habitants.  Le même « encouragement »  se fait sentir en Cisjordanie, où la situation des Palestiniens est de plus en plus précaire face à des colons agressifs qui sont invités à s’armer. L’armée israélienne, qui quadrille étroitement le territoire, a procédé à près de 3.000 arrestations préventives et empêche tout déplacement entre les enclaves palestiniennes le long de la route 60 qui traverse la Cisjordanie du nord au sud. L’annexion de fait en cours pourrait conduire à une annexion de droit. Du côté des autorités jordaniennes, la crainte de devoir accueillir des Palestiniens de Cisjordanie est de plus en plus ressentie et exprimée au niveau du roi Abdallah lui-même.

De même on s’interroge sur le point de savoir si le front nord ne risque pas de s’embraser. Des tirs sont échangés chaque jour avec une montée en gamme de leur intensité, en particulier depuis l’élimination quelque peu provocatrice de Saleh al-Arouri, dans le fief même du Hezbollah à  Beyrouth. La population tant du côté nord que sud de la frontière avait d’ores et déjà été évacuée. Manifestement, Tsahal teste la volonté  de celui-ci de répliquer ou non. En fait Israël est bien déterminé à régler son compte au Hezbollah, renforcé depuis sa « victoire divine » de 2006 et qui représente un vrai danger pour la sécurité d’Israël. Cette heure est-elle proche ou sera- t-elle différée ? Le doute demeure encore compte tenu de l’esquive  du Hezbollah face à la perspective d’une nouvelle guerre malgré sa volonté affichée d’une « réaction sévère …. à tout assassinat perpétré sur le territoire libanais ». De son côté Tsahal concentre pour l’instant ses efforts contre le Hamas.     

Un impact géopolitique persistant

Dans le monde arabe, un décalage évident existe entre des opinions publiques mobilisées en faveur de la cause palestinienne et des gouvernements très prudents qui assurent le service minimum. On rappellera que le Sommet conjoint Ligue arabe- Organisation de la coopération islamique, qui a réuni 57 pays musulmans, avait certes condamné vigoureusement Israël ; mais ces déclarations verbales n’avaient été suivies d’aucune action concrète à son égard, comme la rupture des relations diplomatiques, un embargo pétrolier à l’égard des pays soutenant Israël, la dénonciation des accords d’Abraham, réclamés par certains participants.  Cependant deux pays, le Qatar et l’Egypte, s’efforcent de jouer un rôle de médiation, notamment sur la question des otages et l’acheminement de l’aide humanitaire.

Au Moyen-Orient, l’Iran s’affiche plus que jamais comme le chef de file de « l’axe de la résistance » et le champion de la cause palestinienne, tout au moins à travers le verbe. Conscient de ses vulnérabilités, il n’a pas répliqué aux actions de Tsahal parfois provocatrices, comme les assassinats ciblés  à Damas de Razi Moussavi, responsable de l’action des gardiens de la révolution en Syrie + X Hezbollah et n’encourage pas le Hezbollah à intensifier ses actions à la frontière sud du Liban. Mais on peut s’attendre à une intensification de la guerre de l’ombre qui existe déjà depuis plusieurs années entre la République islamique et Israël, voire les Etats-Unis et se déroule sur plusieurs théâtres – Liban, Syrie, Irak, Yémen et mer Rouge –, le plus souvent par proxy, mais qui n’épargne ni Israël, ni l’Iran même. Elle peut conduire à des dérapages voire à un embrasement. L’Iran reste en effet considéré par Israël comme  la « menace existentielle », d’autant plus que l’échec antérieur des négociations avec les Etats-Unis  lui laisse le champ libre pour dépasser éventuellement le « seuil » qui lui permettrait d’acquérir un arsenal nucléaire.

Cependant la condamnation par le « Sud global », relayée par la Russie et la Chine, reste aussi forte. La complaisance des Etats-Unis, voire de l’ensemble des pays occidentaux à l’égard d’Israël est régulièrement dénoncée au titre du double standard. La saisine par l’Afrique du Sud de la Cour internationale de justice pénale internationale l’invitant à poursuivre Israël pour génocide symbolise bien cette évolution.

D’une façon plus générale on constate un isolement croissant d‘Israël dans la communauté internationale malgré l’action diplomatique efficace menée dans le passé avec de nombreux pays, notamment en Afrique. Le 12 décembre 2023 lors de l’assemblée générale des Nations unies, une résolution demandant un cessez le feu immédiat à Gaza a été adoptée par 153 voix contre 10 et 23 abstentions, ce vote a une portée purement symbolique mais témoigne de l’isolement d’Israël appuyé par les Etats-Unis. Les propos outranciers  de son représentant permanent appelant le secrétaire général des Nations unies à la démission et mettant en cause  les agences, notamment l’OMS et l’UNRWA, ne pouvaient que desservir sa cause. Les opinions publiques, y compris dans les pays occidentaux, ne comprennent pas la brutalité de la guerre menée par Israël, pays qui bénéficiait d’une sympathie fondée notamment sur son histoire. Mais le soutien américain reste total, tant diplomatique au niveau du conseil de sécurité, que militaire, en approvisionnant en munitions Tsahal alors même que les appels de Washington à la retenue et à l’acheminement de l’aide humanitaire connaissent une fin de non-recevoir en Israël. L’action, ou plutôt l’inaction des autres pays occidentaux, y compris de la France, qui se limitent à des rappels incantatoires au respect du droit international et à la solution des deux Etats, est jugée sévèrement malgré un certain recentrage de leur politique.

Le conflit dans une impasse ?

Le conflit apparaît à ce stade sans solution aussi bien militaire que politique. Il est vrai qu’il prend de plus en plus un aspect existentiel sur une terre revendiquée  par  deux peuples. Menace existentielle Pour les Israéliens, qui rappellent la présence du peuple juif dès l’antiquité, qui cependant ne représentait plus au début du XXe siècle que 10 % de la population vivant en Palestine, elle demeure la « terre promise », certains estimant même que  « Dieu leur a donnée ». Pour la population arabe qui y vit depuis des siècles, il est ressenti comme une dépossession de leur terre avec la crainte des Gazaouis, entassés à proximité de la frontière égyptienne et des Palestiniens de Cisjordanie d’être chassés vers les pays voisins. Ainsi, face à la crainte israélienne de perdre la terre retrouvée, répond celle des Palestiniens d’une nouvelle Nakba.

Aucune solution politique n’apparaît pour l’instant possible. Pour Israël, un Etat unique ne se conçoit que comme juif où les Palestiniens, que l’on souhaite le moins nombreux possible, ne sauraient bénéficier de l’égalité des droits. Aucune voix crédible ne plaide en Israël en faveur de la solution des deux Etats. Aucun interlocuteur n’est jugé crédible – l’Autorité palestinienne- ou fréquentable : le Hamas est plus que jamais qualifié de terroriste comme l’OLP l’avait été dans le passé. Or toute solution politique ne peut passer que par une négociation impliquant toutes les forces politiques palestiniennes. Le plan présenté le 5 janvier par le ministre de la Défense, Yoav Gallant, n’a qu’un objectif sécuritaire et est limité à Gaza : il n’est pas sûr qu’il soit avalisé par le gouvernement et fait déjà l’objet d’une vive controverse.

A cet égard, une disparition de Netanyahou, loin d’être acquise, ne modifiera pas  substantiellement ces éléments d’analyse. L’évolution de la société israélienne depuis plusieurs décennies vers la droite et l’extrême droite n’a pu qu’être amplifiée par le traumatisme ressenti le 7 octobre. Il n’est pas sûr que les Etats-Unis, à supposer qu’ils le veuillent, puissent modifier cet état de chose. On ne peut à ce stade qu’éviter le pire, c’est-à-dire un nettoyage ethnique des populations qui seraient expulsées vers les Etats voisins mais ce déplacement massif de quelques kilomètres ne résoudrait en rien le problème de la sécurité d’Israël. Celle-ci ne saurait être assurée que par une solution juste de la question palestinienne.

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