Par Claude-France Arnould dans Politique Étrangère 1:2024

Historiquement, l’« institution » euro-atlantique en matière de sécurité est, pour l’essentiel, l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). Alors que la fin de la guerre froide lui avait fait perdre sa raison d’être originelle, divers événements l’ont encore remise en question : l’évolution d’une Turquie de moins en moins « alignée », de plus en plus déterminée à faire valoir ses intérêts propres et insensible aux pressions, y compris sur sa position vis-à-vis de la Russie, et de plus en plus agressive dans son conflit avec la Grèce, au sein même de l’Alliance ; l’échec tragique de l’opération en Afghanistan, alors que la Force internationale d’assistance à la sécurité, forte à son apogée de 130 000 hommes et réunissant 51 nations membres et partenaires de l’OTAN, puis la mission Resolute support qui lui a succédé pour former et assister les forces de sécurité afghanes ont été au cœur de son action pendant près de vingt ans ; les assertions brutales de Donald Trump sur l’OTAN et ses alliés… On pourrait ajouter le chaos qui a suivi la brève opération de 2011 en Libye et les résultats douteux de la présence, depuis près de 25 ans, d’une force au Kosovo.

Mais la « mort cérébrale » déclarée par le président Macron – qui a probablement suscité d’autant plus d’indignation qu’il exprimait de manière peu diplomatique ce que tous percevaient plus ou moins dans un effroi silencieux – a fait place, avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, à une OTAN revigorée, retrouvant son sens historique au point de s’élar- gir à deux États frontaliers qui avaient jusque-là fait le choix d’assurer leur sécurité par le statut de neutralité : la Finlande et la Suède.

L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe est égale- ment un enfant, mais plus tardif, de la guerre froide. Avec ses 57 États d’Amérique du Nord, d’Europe – dont la Russie – et d’Asie centrale, elle est née de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe et de l’acte final d’Helsinki en 1975, qui ont créé un forum de dialogue et de négociation entre l’Est et l’Ouest chargé de contribuer à la maîtrise des armements, notamment par les mesures de confiance et de sécurité1, et de contribuer à la résolution des conflits au centre de l’Europe et de l’Asie. Elle est aujourd’hui paralysée par la guerre d’Ukraine et l’absence de volonté de négociation, de part et d’autre. Plus gravement, elle semble simplement oubliée, alors que ses principes fondateurs pourraient2 retrouver de leur pertinence et de leur force après que les armes se seront tues.

Aujourd’hui, penser les « institutions euro-atlantiques de sécurité » – au pluriel – implique plutôt de reconnaître que l’Union européenne (UE) est devenue un acteur en matière de sécurité et de défense, un acteur encore à la recherche de sa relation adéquate avec l’OTAN.

Depuis la déclaration de Saint-Malo de 1998 et le ralliement britannique aux objectifs d’une politique européenne de défense et d’une capacité d’intervention autonome sous certaines conditions, l’UE avait élargi signi- ficativement ses compétences s’agissant de sécurité et de défense, tout en maintenant qu’elle respectait « les obligations découlant du traité de l’Atlantique nord pour certains États membres qui considèrent que leur défense commune est réalisée dans le cadre de l’OTAN3 » – soit, après l’adhésion de la Suède à l’Alliance, les 27 moins 4 : l’Irlande, l’Autriche, Chypre et Malte. Relire le texte lui-même n’est pas superflu, notamment son deuxième paragraphe : « L’Union doit avoir une capacité autonome d’action, appuyée sur des forces militaires crédibles, avec les moyens de les utiliser et en étant prête à le faire afin de répondre aux crises interna- tionales. »

Sur cette base, confirmée par les Conseils européens qui ont suivi l’ini- tiative franco-britannique, l’Union a développé les structures nécessaires et lancé ses premières opérations militaires et missions civiles, parti- culièrement entre 2002 et 2008. Les relations avec l’OTAN ont néanmoins été plus difficiles que prévu, pour deux raisons principales. Les tensions de 2003 sur l’Irak ont affecté la relation transatlantique et l’entente franco- britannique, amenant Londres à des positions hostiles au développement de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD), tandis que le « sommet des pralines » (entre Jacques Chirac, Gerhard Schröder et les Premiers ministres belge et luxembourgeois Guy Verhofstadt et Jean- Claude Juncker) proposait d’en renforcer les moyens d’action. L’attitude turque, opposée à la relation avec une UE incluant Chypre, a quant à elle rendu inopérants les accords dits « Berlin plus ». Ces accords devaient permettre à l’UE de recourir aux moyens communs de l’OTAN, c’est-à- dire pour l’essentiel aux capacités de planification et de communication sécurisée du commandement militaire (SHAPE4) et à certaines capacités de renseignement. L’opération Althea en Bosnie, qui perdure depuis 2004, repose sur cette base mais, depuis, toutes les autres ont évité la longue et hasardeuse négociation préalable. La difficulté turque demeure aujourd’hui.

Dès l’origine de la PESD, l’UE a dû démontrer sa complémentarité et sa volonté de coopérer avec l’OTAN, sans d’ailleurs que la réciproque soit perçue comme nécessaire par l’ensemble des alliés, ou même le secrétariat de l’OTAN. À l’opposé, les commandements intégrés – SHAPE et notam- ment l’adjoint au Commandant suprême des forces alliées en Europe (SACEUR), le Deputy-SACEUR, désigné par les textes comme « coordon- nateur stratégique » pour la relation avec l’UE, ainsi que le Commandant suprême allié Transformation –, du fait de leurs responsabilités concrètes, opérationnelles ou capacitaires, se sont toujours attachés à faciliter la relation.

Quel rôle pour l’Union européenne ?

Aujourd’hui, alors que la menace principale et la plus immédiate, venant de Russie, se retrouve au cœur de la mission de l’OTAN, il peut paraître paradoxal que la réflexion sur le lien euro-atlantique de sécurité se foca- lise plus que jamais sur la relation entre l’UE et l’OTAN.

La première raison est positive : face à la guerre d’Ukraine, l’une et l’autre ont réagi de manière active et concertée, gagné en pertinence et montré leur complémentarité. L’OTAN est sortie de sa « mort cérébrale » sous le mandat d’un président américain démocrate qui a manifesté la volonté de son administration de renforcer son engagement en Europe face à l’agression russe, en affirmant une relative solidarité interne et sur- tout en acceptant l’adhésion de deux États européens frontaliers de la Russie et traditionnellement neutres. Le président Poutine a donc redonné sa vitalité à l’OTAN, ranimé l’intérêt des États-Unis, suscité son élargisse- ment sur le flanc nord, amené les Européens à renforcer leurs budgets de défense avec l’objectif d’y consacrer 2 % de leur produit intérieur brut – un objectif naguère aussi fréquemment martelé que largement fictif – et fait revivre les grands exercices de la guerre froide.

L’OTAN a quant à elle adopté un nouveau modèle de forces5, déve- loppé sa présence avancée à l’est de l’Alliance – désormais constituée de huit groupements tactiques multinationaux –, renforcé ses missions de police du ciel ainsi que ses forces navales en Baltique et en Méditerranée, et relevé le niveau de disponibilité opérationnelle de ses forces. L’attache- ment à l’OTAN pour les États européens ressentant plus directement la menace présente, du fait de leur histoire ou position géographique, et la volonté d’y garder à tout prix ancrés les États-Unis ont atteint une acmé qui s’est notamment traduite par des acquisitions systématiques d’arme- ment américain, avec l’interopérabilité mais aussi la dépendance qu’elles induisent.

L’UE a, de son côté, montré plus de réactivité qu’anticipé et probable- ment plus que prévu par le président russe. Elle a levé en quelques semaines des tabous qui entravaient sa politique de défense : en décidant des livraisons d’armes à l’Ukraine financées par la Facilité européenne pour la paix (FEP), régulièrement abondée à cet effet ; en appuyant la reconstitution des stocks de munitions des États membres, également sou- tenue par la FEP ; et en mobilisant le budget communautaire pour la montée en puissance des industries de défense et des approvisionnements en commun. L’UE contribue aussi directement à la formation des militaires ukrainiens.

Ces actions de défense s’inscrivent dans un ensemble de mesures qui font aujourd’hui de l’UE et de ses États membres le principal contributeur en soutien à l’Ukraine, devant les États-Unis. Ces mesures font appel à l’ensemble des instruments de l’Union : aide financière, facilités commerciales et agricoles, sanctions, accueil des Ukrainiens exilés. Elles vont de pair avec l’effort interne de réarmement et d’autonomie stratégique, qui mobilise les instruments communautaires et intergouvernementaux. Les projets pour une politique industrielle de défense et une politique spatiale de sécurité – qu’ils aboutissent à des décisions concrètes avant les élections au Parlement européen ou après la désigna- tion des responsables des institutions –, préparés par la Commission et le haut représentant pour la Politique étrangère et de sécurité commune sont ambitieux.

L’UE a également pris conscience de l’ensemble des vulnérabilités qui entachent sa sécurité et engagé des politiques visant à remédier à ses dépendances les plus stratégiques. La principale concerne de toute évi- dence l’énergie mais la « résilience » doit aussi inclure plus largement la sécurité d’approvisionnement, notamment pour les matériaux bruts, certaines technologies, l’accès à l’espace et la réindustrialisation.

UE/OTAN : quel partenariat ?

Les appels et les engagements à la coopération entre l’UE et l’OTAN se sont, en conséquence, multipliés, marqués par la volonté d’élargir le champ de coopération. La déclaration du 10 janvier 2023, cosignée par le secrétaire général de l’OTAN, le président du Conseil européen et la présidente de la Commission, sur la coopération entre l’UE et l’OTAN illustre non seulement la volonté d’élargissement du champ de l’Alliance, mais aussi l’ouverture de domaines de coopération naguère inexplorés à l’OTAN.

Quelques citations donnent le ton : le « partenariat stratégique » entre l’OTAN et l’UE doit non seulement faire face aux menaces et aux menées des « acteurs autoritaires », mais aussi à « l’intensification de la compéti- tion stratégique » ; « l’enhardissement de la Chine et les politiques appli- quées par celle-ci sont sources de défis auxquels il nous faut répondre »… Les deux côtés confirment « reconnaître la valeur d’une défense euro- péenne plus forte et plus performante qui contribue effectivement à la sécurité mondiale et transatlantique, complète l’action de l’OTAN et soit interopérable avec celle-ci ». L’OTAN et l’UE s’engagent à mobiliser les moyens qu’ils détiennent – « politiques, économiques ou militaires » – pour poursuivre leurs objectifs au bénéfice de leur milliard de citoyens. Les signataires énumèrent ensuite les progrès réalisés depuis les déclara- tions de Varsovie en 2016 et de Bruxelles en 2018 dans des domaines allant des menaces hybrides et cyber au « contre-terrorisme » ou à l’indus- trie de défense, et s’engagent à « porter le partenariat à un niveau supé- rieur » en multipliant les secteurs de coopération. Ils concluent sur leur volonté d’avancer dans ce partenariat « en étroite consultation et coopéra- tion avec les alliés de l’OTAN et les États membres de l’UE », ce qui peut correspondre à la reconnaissance que nombre de compétences évoquées appartiennent aux nations, et non à l’OTAN. Après avoir repris les clauses traditionnelles de respect de l’autonomie de décision de part et d’autre puis reconnu les spécificités des membres des deux ensembles, ils « encouragent la participation la plus large des pays de l’Alliance qui ne sont pas membres de l’UE aux initiatives de celle-ci », et vice-versa. Cette réciprocité affichée est néanmoins fallacieuse : les initiatives de l’UE sont accompagnées de financements au profit de ses politiques de soutien du marché intérieur et suscitent ainsi, à chaque nouvelle avancée proposée par la Commission dans le domaine de l’armement, la question de la participation des tiers et de vives critiques des États-Unis.

Les défis du partenariat

Trois questions majeures font aujourd’hui de la relation entre l’UE et l’OTAN une préoccupation plus forte que jamais.

L’une tient à l’existence de l’article 42.7 du traité de Lisbonne : « Au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son terri- toire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir. » Si un État membre de l’UE est attaqué et qu’il n’est pas membre de l’OTAN, les États de l’UE ont une obligation d’inter- vention, plus forte même que celle prévue par l’article 5 de l’OTAN. Il en va de même si l’État agressé est membre de l’OTAN et que l’OTAN ne prend pas la décision d’agir. Aucun de ces risques ne peut être exclu.

L’élargissement auquel s’est engagée l’UE, qui inclut l’Ukraine ainsi que la Moldavie et la Géorgie – même si les formulations du Conseil européen de décembre 2023 restent différenciées –, donne une acuité par- ticulière à la question. Aujourd’hui, les réactions sur les demandes d’adhésion de ces mêmes pays à l’OTAN divergent, alors même que l’importance de la réponse n’échappe à personne. Les États-Unis et l’Allemagne se sont prononcés négativement, la France, comme la plupart des pays de l’est de l’UE, positivement.

Deuxième question en cause, le poids des intérêts de l’industrie d’arme- ment. Paradoxalement, la planification de défense de l’OTAN, pendant des décennies, a abouti au désarmement de l’Europe. Dans ce cadre, des « objectifs » capacitaires étaient donnés aux nations. Ambitieux, ils étaient la plupart du temps non respectés et on se faisait « pardonner » en ache- tant du matériel américain. Le système de foreign military sales procurait une forme de sûreté juridique (et donc politique), des avantages fiscaux et une relation de gouvernement à gouvernement très appréciée. Mais les matériels
américains, ainsi que leurs composants, sont soumis à des règlements (International Traffic in Arms Regulations, ITAR) extrêmement stricts quant aux modalités d’utilisation et d’exportation. À partir du moment où l’UE s’organise pour soutenir la « base industrielle et de défense européenne », pour apporter des financements communautaires, favoriser l’acquisition en commun, la sécurité d’approvisionnement, la protection des investisse- ments, organiser des incitations fiscales et des mécanismes financiers per- mettant de consolider les programmes en coopération et de favoriser un financement bancaire – ce que l’OTAN n’a pas vocation à faire –, la rivalité industrielle et commerciale avec les États-Unis devient une préoccupa- tion majeure.

Troisième raison, la plus commentée : la peur du désengagement américain. Le « pivot » annoncé voici plus de dix ans par Obama est devenu avec Trump une remise en cause de l’intérêt américain pour l’OTAN et, après la période de relatif soulagement des Européens sous Biden, peut revenir brutalement après les présidentielles américaines alors que se poursuit la guerre d’Ukraine, avec des risques d’escalade d’autant plus grands que la partie européenne serait vue par Moscou comme affaiblie. Indépendamment de la personnalité de Donald Trump, la tendance à un désengagement d’Europe répond aux États-Unis à des causes profondes, qu’il s’agisse de la rivalité avec la Chine ou de la situation intérieure américaine, au moins tendue, au pire chaotique. Un tel retrait laisserait les Européens, dont la volonté de réarmement n’est que récente et donc loin d’avoir porté ses fruits, dans une situation d’infériorité convention- nelle quantitative et de capacité nucléaire limitée à la France et au Royaume-Uni, avec les réserves tenant au lien entre la dissuasion britan- nique et les États-Unis. Dans cette situation, les Européens pourraient devoir faire face plus ou moins seuls à la Russie, comme aux menaces nées de crises au Moyen-Orient ou de la situation en Afrique.

Le faux « pilier européen » ?

Pour autant, viser une défense européenne autonome face à ces menaces est unanimement vu comme irréaliste et périlleux. À l’inverse, se reposer exclusivement sur l’OTAN paraît hasardeux. La réponse, consensuelle et inscrite dans les textes, étant que l’on doit renforcer la défense européenne en tant que « pilier européen de l’OTAN ».

Cette rhétorique a le mérite, essentiel, de rendre acceptables les efforts européens de montée en puissance et de réduction de la dépendance, sans aggraver la tentation américaine de retrait. S’il est incontestable que le réarmement européen renforce l’Alliance atlantique – ce que le Pentagone soutient d’ailleurs avec constance depuis l’émergence de la PESD –, peut- on et doit-on bâtir la politique de défense de l’UE comme un pilier de l’OTAN ? Cela a-t-il même un sens ?

D’une part, la politique de l’UE s’agissant de sécurité et de défense n’a de force potentielle que parce qu’elle s’inscrit dans l’ensemble des poli- tiques de l’UE et des synergies qu’elle engendre : en matière de capacités militaires, pour mener des opérations, pour les moyens d’action humani- taire, les politiques de développement, commerciales, d’entraide consu- laire, sans parler des instruments bien connus des sanctions et de la politique étrangère. Toutes sont la clé d’un résultat positif dans la durée. En dépit des formulations ambiguës des déclarations conjointes, l’OTAN n’est « que » l’organisation militaire de l’Alliance atlantique. Dépourvue donc de ces synergies, sa valeur, inappréciable, réside dans l’alliance des Européens avec la superpuissance militaire américaine pour assurer leur protection. C’est sa raison d’être qui a déterminé ses structures et son fonctionnement. Le pouvoir militaire appartient au SACEUR, général américain « à double casquette » – nationale et OTAN –, avec un degré relatif de contrôle du Conseil de l’Atlantique nord, où l’influence de la délégation américaine s’exerce si nécessaire sans ménagement. Quant à la mission de dissuasion nucléaire de l’OTAN, l’arme portée par les avions de combat européens qualifiés à cette fin est sous clé américaine.

Puisque le terme de pilier est emprunté à l’architecture, force est de constater qu’il n’a, en l’occurrence, pas de sens architectural. L’OTAN n’est pas bâtie sur des « piliers », dont les principaux seraient américain et européen, lesquels porteraient une structure à la manière d’un temple grec. Sa conception ne permet pas un pilier européen «séparable». Qu’adviendrait-il du pilier européen s’il n’y avait plus de pilier américain ? La construction, telle qu’elle a été conçue et s’est maintenue jusqu’à présent, s’effondrerait et, avec elle, le prétendu pilier européen. On pour- rait poursuivre les questions, notamment sur la place et le rôle du Royaume-Uni, des Canadiens ou des Turcs, ainsi que rappeler les vieilles résistances à toute idée de caucus européen.

Peut-on dès lors faire évoluer l’OTAN, vieille idée et thèse parfois très brillamment défendue, afin que les Européens, Britanniques et membres de l’UE (certains disent même Britanniques et Français, en une sorte de revanche de Suez) y prennent les rênes (un lead) ou puissent, en cas de décision américaine de non-intervention, le faire ? Cela ne paraît pas réa- liste. L’OTAN fonctionne de manière simple, et peut être efficace, parce qu’elle a un chef. Il est à Washington. À Bruxelles, figure un « secrétaire général». Sans chef, l’OTAN se heurterait aux questions qui sont aujourd’hui insolubles dans l’UE : quelle autorité politique unique contrôle – condition opérationnelle essentielle, particulièrement pour la dissuasion –, qui est le commandant suprême ? L’OTAN ne peut être réformée pour devenir une instance européenne ou pour reposer sur des piliers égaux. Lancer des travaux de réforme de l’OTAN pour l’« européa- niser » serait l’affaiblir au pire moment, et favoriser le retrait américain.

Ce pourrait aussi entraver les nécessaires efforts de défense dans un cadre européen. De même que, par nature, l’OTAN est simple, l’UE est complexe : elle n’est ni fédérale ni intergouvernementale, mais tient des deux, à des degrés divers et selon le caractère plus ou moins souverain des politiques concernées. Elle est aussi « juridique », ce qui exaspère ses partenaires à l’OTAN parce que sa législation détermine la vie quoti- dienne des citoyens, avec les contrepoids que cela impose. Elle doit avancer en gérant cette complexité qui lui est inhérente. L’Union a par ailleurs des intérêts qui ne se résument pas à être un pilier de l’OTAN. En effet, il faut prendre en compte non pas la seule dimension de l’industrie d’armement mais l’ensemble de nos intérêts, industriels, technologiques, commerciaux, agricoles, qui nous valent régulièrement d’assez rudes confrontations transatlantiques. Il est significatif que Trump ait vitupéré l’excédent commercial de l’Allemagne et la concurrence de son industrie automobile en mettant en cause l’OTAN… Lier l’ensemble des politiques européennes à la relation de défense avec les États-Unis renforcerait conflits et pressions.

Si la voie ne semble pas être celle de prendre à la lettre l’objectif d’un « pilier européen de l’OTAN », voir dans la montée en puissance de la capacité européenne une contribution importante à l’OTAN s’avère non seulement une évidence et une nécessité politiques, mais encore un gage de performance. L’interopérabilité avec les États-Unis que doit organiser l’OTAN constitue un puissant encouragement à développer le meilleur des technologies, des équipements, des standards, des modes opératoires. Mais elle doit aussi pouvoir être mise en œuvre séparément, aussi bien pour des opérations classiques comme des évacuations que dans le cas où l’article 42.7 devrait être mis en œuvre. Ce qui implique des structures de commandement en coopération robustes pour l’UE, sans crainte de dupliquer SHAPE ou les divers quartiers généraux nationaux, des com- munications et moyens de renseignement sécurisés, des exercices et une industrie de défense forte.

La question la plus difficile est celle de la dissuasion nucléaire6. Deux États en Europe, hors Russie, ont une capacité de dissuasion – la France seule, dans l’UE. Le Royaume-Uni, hors UE, l’a de surcroît largement placée dans le cadre de sa relation spéciale avec les États-Unis. Cette capa- cité ne peut que rester nationale, reposant sur une unicité de responsabi- lité ultime de décision. Elle peut, en revanche, faire l’objet d’explications et de concertations, permettant à nos partenaires de comprendre ce que la France considérerait comme une menace vitale. À plusieurs reprises, Paris a proposé, ou même entamé, de telles concertations. Elles sont aujourd’hui plus nécessaires que jamais. Par nature, elles ne peuvent être que discrètes, comme le sont les concepts de dissuasion. La mission nucléaire de l’OTAN, par exemple, est largement tue aux opinions publiques des pays participants, rendant les gouvernements peu diserts sur leurs choix d’avions de combat, qui doivent être qualifiés pour empor- ter la bombe américaine.

L’Union européenne, acteur autonome ?

Pour organiser sa montée en puissance militaire, l’UE doit surtout préser- ver sa capacité à agir, d’autant plus au moment où elle s’engage à un élargissement inouï dans son histoire. Inouï non seulement par le risque stratégique qu’il induit mais aussi par son ampleur physique, de nature à remettre en cause son fonctionnement. Pour agir efficacement dans le domaine de la sécurité, l’UE doit réunir plusieurs conditions. Elle doit trouver des modalités de fonctionnement à plus de 35 États qui pré- servent sa capacité de décision, éventuellement en cercles plus restreints et en tirant le maximum d’effet de la Communauté politique européenne. Elle doit également résoudre un problème majeur de financement de ses politiques et engagements, sans pousser à bout ses peuples – c’est là un point essentiel. Et elle doit opter pour une approche qui lui permette de progresser sur une politique aussi « souveraine » que la défense, en trou- vant la meilleure synergie entre les moyens d’action communautaires et les instruments intergouvernementaux.

Pour trouver sa place dans les structures transatlantiques de sécurité, l’UE doit aussi se présenter comme interlocuteur à ses partenaires, alliés ou adversaires. Alliés, tout d’abord, et au premier chef américain. Inutile de rappeler la vieille question de Kissinger : « L’Europe, quel numéro de téléphone ? » Le véritable renforcement de l’Alliance atlantique s’opère dans la relation entre l’UE et les États-Unis, plus que dans l’OTAN. En l’occurrence, on pourrait à juste titre parler de piliers. Mais nous en sommes encore loin. Des structures existent, nombreuses, chapeautées par un sommet, dont le dernier s’est tenu en octobre et a publié un communi- qué de huit pages. La pathétique rivalité entre Charles Michel et Ursula von der Leyen nous a éloignés d’une unicité de représentation, même si la courtoisie de Joe Biden nous épargne l’incident d’Ankara. Le Traité sur le fonctionnement de l’Union prévoit la dichotomie, mais il appartient aux chefs d’État et de gouvernement de ne pas permettre la reproduction de cette comédie. Les chefs d’État et de gouvernement étrangers sont leurs homologues. Il est donc logique que le président permanent du Conseil européen leur réponde, quitte à laisser s’exprimer la Commission pour les politiques dont elle a la charge. Ce type de complexité institution- nelle existe d’ailleurs dans certains de nos États membres, qui savent la gérer à Bruxelles, notamment quand les compétences se répartissent entre les niveaux régional et fédéral. Si la notion de « conseil de sécurité », de type National Security Council, dans l’UE trouvait une concrétisation, même informelle, elle permettrait un dialogue réel, plutôt que des confé- rences de presse sur la base de communiqués illisibles. Surtout, elle per- mettrait un dialogue permanent à la hauteur de la volatilité et des risques de la situation internationale.

On peut relever qu’à un niveau pratique les Américains, principale- ment au Pentagone, se sont engagés ponctuellement dans une coopéra- tion avec l’UE. À titre d’exemple, en mars 2023, un exercice naval conjoint a été mené dans la zone indopacifique. L’Agence européenne de défense et le département américain de la Défense ont signé la même année un arrangement, conformément à la direction donnée par le Conseil euro- péen, qui prévoit une coopération basée sur la réciprocité, initialement sur des secteurs limités mais susceptibles d’être complétés d’un commun accord. Depuis longtemps, des consultations directes ont lieu avec des commandements américains (comme pour la lutte contre la piraterie dans l’océan Indien et la formation de soldats somaliens) ou avec le Pentagone sur les sujets liés, par exemple, aux réglementations ITAR et à l’espace – notamment sur le système de navigation et de positionnement Galileo que les Américains ont vu initialement comme un concurrent, mal venu, du GPS, et désormais considéré comme une duplication précieuse.

Sans que cela soit exclusif de la coopération avec l’OTAN, l’intérêt de l’UE est de développer le dialogue direct avec les Américains, d’autant qu’eux-mêmes privilégient souvent une action hors OTAN qui leur laisse une plus grande latitude. C’est le cas du soutien militaire à l’Ukraine, organisé depuis la base aérienne de Ramstein pour coordonner une coali- tion d’une cinquantaine de pays. De même Washington a-t-il fait le choix d’une opération conjointe avec les Britanniques contre les Houthis.

À terme néanmoins, une relation transatlantique « contre » la Russie sans forum de concertation et de coopération emporte nombre de risques. Celui d’affrontements dont nous serions le théâtre sans en être les acteurs décisionnels ou celui d’antagonismes dans la durée, facteurs d’insécurité et contraires à nos intérêts de toutes natures. Moindre mais réel : le risque d’accommodements directs entre Russes et Américains, sans que les Euro- péens aient leur mot à dire. C’est la carte qu’a jouée Vladimir Poutine avant l’invasion de l’Ukraine, et qu’il avancera de nouveau le moment venu. L’objectif de l’UE devrait donc être de concevoir dès maintenant, en fonction des diverses évolutions envisageables, des modalités de sécu- rité sur le continent européen, étant entendu que la Russie restera notre voisin, et l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie des enjeux majeurs de paix et de prospérité.

Laisser un commentaire